Sang-froid

          Je suis un peu assommé par toute la nourriture que j'ai récoltée, et j'ai du mal à me déplacer, encore plus à me déplacer en ligne droite. Je me heurte plusieurs fois à une fenêtre qui semble vouloir se mettre en travers de mon chemin. Je crois bien que je l'insulte, d'ailleurs. Enfin, j'arrive à sortir de la maison et à rentrer à la base. Il ne fait plus tout à fait nuit, et heureusement, sinon je ne sais pas comment j'aurais fait pour me repérer. Au final, je crois bien que c'est mon corps qui me porte tout seul, par habitude.

          Je n'ai pas tendance à me soûler autant, pourtant, mais hier soir la tentation était trop forte. Une famille entière d'humains endormie sur son canapé ! Je n'ai pas résisté, je les ai dévorés. J'ai aspiré leur sang, encore et encore, jusqu'à ce que la moindre goutte supplémentaire suffise à me faire exploser. Malgré tout, je suis fier de moi ! Ce n'est pas tous les jours que l'on en rapporte une telle quantité à la Reine. Dès que je suis rentré à la base, ses servantes se sont affairées autour de moi, ont prélevé tout le sang que j'avais aspiré, et l'ont expédié dans une immense pièce spéciale, reliée au reste de notre abri par un labyrinthe sophistiqué de galeries. Après quoi on m'a accordé un jour de repos.
         Un jour de repos ! Pour quoi faire ? Ces temps-ci, je suis tout le temps en effervescence, comme tous les membres de la colonie d'ailleurs, et ce matin ne change pas des autres. Nous auront bientôt assez de sang, dans quelques semaines tout au plus, et nous pourront enfin débuter l'élevage des petites créatures que nous avons découvertes quelques années auparavant.
          Je m'en souviens, enfin je m'en souviens à travers la mémoire de mes ancêtres, puisque plusieurs générations se sont succédées depuis. Nous étions en l'an 2033 sur le calendrier humain, et la Terre était de plus en plus menacée par ceux-ci, les mers noyées de pétrole, les airs envahis de carbone. L'éco-système entier courait à sa perte. C'est alors que nous avons décidé d'intervenir. Enfin, cela ne s'est certainement pas passé aussi facilement, mais je ne connais pas les détails, la mémoire inter-individu a ses limites. Toujours est-il que nous avons mis au point une arme bactériologique capable de s'occuper des humains sans s'attaquer aux autres espèces terriennes. Mais cette arme avait besoin de se nourrir, et de connaître sa victime… elle devait se nourrir de sang humain, beaucoup de sang. Et depuis toutes ces années, sans relâche, nous aspirons le sang des humains pour la nourrir. J'ai la chance de pouvoir assister au final de notre plan ! D'assister à l'extinction humaine !
          Il ne faut pas que je m'énerve trop. Dès que je pense aux humains, je suis trop énervé pour faire quoi que ce soit de bien, trop en colère... Mais je ne peux pas rester inactif ! Je vais plutôt m'inscrire à la chasse de ce soir. Celle qui m'accueille au centre d'inscription le plus proche me jette à peine un regard, mais après quelques explications je suis assigné à la chasse de vingt heures. Le point de rendez-vous est sur la plate-forme d'envol la plus proche d'ici.
          Vingt heures, cela me laisse du temps. Je le passe à préparer mon arsenal, à aiguiser mes armes naturelles, à faire briller mon armure de cuticule, à vérifier la composition de ma salive, qui peut se révéler d'une grande efficacité, malgré son caractère incongru.
          Après tout, les humains se sont préparés pour se défendre contre nous. La nuit, ils se calfeutrent en espérant nous échapper. Mais nous sommes implacables, et perçons leurs défenses, toujours, sans répit, aspirant leur sang, puisant dans leur force vitale. Nous les attaquerions directement, s'ils n'étaient pas aussi nombreux et s'ils n'avaient pas ce gaz, capable de nous tuer en quelques secondes. Des escouades d'humains tentent même de nous chasser en plein jour ! Ils y parviennent rarement, cependant. En plein air, la seule arme qu'ils possèdent contre nous devient terriblement inefficace, et ils se transforment en une proie de plus. Rien que d'y penser, le sang circule plus rapidement dans mon corps. Je déambule un peu, en attendant l'heure dite.
          Enfin, vingt heures approchent, et je me rends au point de rendez-vous. Tout le monde est déjà là. On nous explique que la cible est un dortoir d'enfants, à quelques kilomètres. Nous devons nous y introduire en silence, faire le plus de dégâts et aspirer le plus de sang possible sur nos victimes, et filer. Nous acquiesçons en silence, cela ne change pas du programme ordinaire. Nous nous envolons d'un seul mouvement. Je sens l'excitation de mes compagnons. Certains s'agitent frénétiquement. Le trajet me paraît durer une éternité, mais enfin nous arrivons.


          Nous entrons doucement par une fenêtre, laissée entrouverte. Aucun enfant ne nous a remarqué. Ce sera un massacre. Nous choisissons tous une cible avec soin. Les enfants les plus jeunes sont privilégiés, ainsi que les fillettes. Enfin, nous passons à l'attaque avec la rapidité de l'éclair. La plupart des victimes ne se réveillent même pas, mais d'autres s'agitent. Certains même font tellement de bruit qu'ils réveillent les autres, et bientôt tout le dortoir est en émoi. Les enfants crient, la plupart de leurs mots nous sont incompréhensibles, mais nous savons qu'ils appellent à l'aide, et nous comprenons que nous n'avons plus beaucoup de temps. Mes camarades et moi-même nous lançons à l'assaut des enfants les plus virulents, engrangeant le plus de sang possible, quand la porte du dortoir s'ouvre violemment. Un homme se tient devant, une bombe de gaz à la main. Dans la pénombre, il ne nous voit certainement pas, mais il s'élance tout de même courageusement. Il presse un bouton, et aussitôt après le gaz s'échappe. Je le vois au ralenti, se répandant en un nuage putride, un nuage de mort. Malgré mon agilité, je ne parviens pas à m'enfuir. Il pénètre par mes voies respiratoires, les obstruant implacablement. Je me sens défaillir. Ça aurait pu être une si belle mission ! Mais mes camarades et moi-même tombons, c'est fini. C'est tellement banal, tellement prévisible. Nous ne trouvons rien d'autre à faire que de nous écraser sur le sol, au milieu des cris des enfants. Je ne ressens pas de douleur, seulement de la haine contre les humains, contre toutes leurs idées préconçues, contre leur arme mortelle, contre leur nature même. Mais quelle importance ? Après tout, nous vaincront finalement. Ce n'est qu'une question de temps. Mes sens se ferment au monde extérieur plus rapidement que je ne l'aurais voulu. J'entends tout de même un dernier cri de l'homme : « C'est fini les enfants, ce n'étaient que des moustiques ! Vous allez juste vous gratter un peu ! »

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