Rémi
est projeté à toute vitesse hors de son cocon protecteur, en
compagnie de tous les autres. Il n'a pas le temps, il le sait, il les
voit tous qui s'élancent, un peu à l'aveuglette. Il en part dans
tous les sens. Comment font-ils pour avancer, déjà ? Ah, oui,
voilà, il faut bouger l'espèce de queue qui traîne derrière lui.
Après quelques essais hésitants, Rémi s'élance lui aussi. Il
n'a pas le temps, mais il
sait qu'il vient d'être projeté dans une terrible course, un
implacable contre-la-montre.
Il est noyé dans une masse
informe, il glisse entre ses congénères, il se cogne, il est
attaqué de toutes parts par
l'environnement acide dans lequel il se trouve, mais surtout il ne
sait pas où aller. Personne ne le sait. Il doit juste atteindre le
col de l'utérus, mais personne n'a jamais pu s'aventurer plus loin
et revenir, alors il n'a aucune idée de ce qu'il devra faire après.
D'ailleurs, la réussite de sa mission dépend en très grande partie
de sa chance. Ils sont des millions à poursuivre le rêve de
l'ovule, mais un seul le fécondera. Rémi veut être celui-là. Il
voit Adrien, qui a été créé à peu près en même temps que lui,
le dépasser. Adrien a toujours été un battant, c'était le plus
rapide à l'entraînement. Rémi accélère encore un peu.
Pendant
presque une heure, il avance sans relâche. Autours de lui, les rangs
se dispersent peu à peu, mais ils sont encore très nombreux,
quelques millions. Rémi
commence à douter. Et s'il
s'était trompé sur toute la ligne ? Ils sont si nombreux, à chaque
fois, à se tromper complètement… Et puis soudain, devant lui, il
aperçoit quelque chose. C'est le col !
Comme tous ses congénères, il s'y engouffre à toute vitesse. Il
débouche quelques minutes plus tard dans une immense
cavité, dont il est incapable d'estimer les dimensions. Cela prend
vite la forme d'un « V », et Rémi comprend que s'il veut avoir une
chance de réussir, il doit choisir une direction. A gauche, devant
ou à droite ? Pas le choix, pas d'indices.
Droite.
Il oblique légèrement, et continue son chemin, en coupant la route
des spermatozoïdes qui ont choisi une
autre direction. Bientôt, il
ne sont plus que quelques milliers. Rémi
fatigue. Quand arrivera-t-il enfin ? La
masse qui l'entoure lui semble grossir, grossir, jusqu'à l'étouffer…
Et puis tout à coup, plus personne. Enfin, presque, disons qu'ils ne
sont plus que la moitié de ceux qu'ils étaient quelques secondes
avant. Il a dû rater un épisode, un épisode important, et il ne
s'en est même pas rendu compte. Voilà, il a fait une erreur. Ce
n'est pas beaucoup, mais c'est juste assez pour ne pas réussir. Si
ça se trouve, il s'est trompé, et si ça se trouve il va juste
errer pendant quelques jours avant de mourir… Comme tous les
autres. Après tout, quelle chance a-t-il de réussir, lui, le plus
chétif de sa promotion ? Il pense à Adrien. Lui, c'est sûr, il va
réussir. Il va rencontrer l'ovule, et ensemble ils feront un
magnifique bébé, pendant que Rémi crèvera tout seul. Oui, tout
seul ! Parce qu'il a déjà perdu, et
personne ne se souciera de lui, spermatozoïde parmi les
spermatozoïdes. Autour de lui, le paysage se modifie lentement. Il
prend la forme d'un long tunnel, mais il est encore gigantesque. Et
puis après tout, pourquoi continuer ? Rémi s'arrête. Il se fait
rapidement dépasser par ses congénères, comme lui en a dépassé
tant d'autres. Il se recroqueville sur lui-même. Il est trop fatigué
pour continuer, encore moins pour gagner. Et s'il ne gagne pas… eh
bien, ça ne sert à rien de continuer.
Les
minutes passent, pendant que Rémi attend de mourir. Il s'ennuie
profondément. Il se rappelle ses amis, qui doivent
en ce moment-même être largués comme lui dans ce labyrinthe géant,
mais qui ne pensent certainement pas à lui. La victoire rend
égoïste. Alors il attend, pendant
des heures, peut-être même un jour.
Sa tête le fait souffrir, il
a l'impression qu'il va disparaître, pouf, d'un seul coup. Plus de
Rémi. Plus de soucis. Plus de rien. Mais la mort ne vient pas.
Et
puis, après tout, c'est si
ennuyeux la mort, pourquoi ne pas essayer de
continuer, et d'atteindre l'ovule?
Alors, doucement, il se remet en route. Sa
douleur s'estompe peu à peu, il fallait juste pour cela qu'il se
remette en mouvement. Il
ne cherche plus à avancer vite, mais à se ménager. Il ne faut
surtout pas qu'il s'arrête. Bientôt, il dépasse ceux qui
l'avaient dépassé avant. Ils sont en pire état que lui, mais il ne
leur jette même pas un coup d'oeil. Il avait raison, la victoire
rend égoïste.
Et il se sent l'âme d'un vainqueur.
Mais
bientôt, il se sent surtout l'âme d'un vainqueur égaré. Il
regarde autour de lui, il n'y a plus personne. Rémi est seul, et
Rémi doute. Si personne n'est là, est-ce que c'est parce qu'il les
a tous dépassés ? Parce qu'il est dernier ? Ou alors… il frémit.
Pourvu qu'il ne se soit pas trompé de chemin. Il se souvient de son
errance, quelques heures
auparavant. Il ne veut surtout pas revivre ça. Alors, il écoute le
silence. Et il se rend compte que quelque chose résonne,
une mélodie douce et apaisante. Il s'arrête. Il n'a pas rêvé ! En
se remettant en route, encore plus doucement, il entend la mélodie
se rapprocher. Elle est calme, profonde et légère à la fois. Il ne
peut pas s'en lasser. Il se
prend à savourer son voyage en solitaire, plus, beaucoup plus que
toute son existence passée. Car c'est la première fois qu'il est
seul. Il se rappelle à nouveau ses amis. Où sont-ils ? De toutes
façons, quelle que soit l'issue de cette grande course, il ne les
reverra jamais. Alors, il leur dit adieu.
Et
il continue de suivre la mélodie. Elle s'amplifie de minute en
minute, au fur et à mesure de son avancée. Il la goûte, la
comprend, la complète. Et il se met lui aussi à fredonner. Il a
l'impression d'en faire partie, il a trouvé sa seconde moitié.
C'est sans surprise que, quand il atteint l'ovule, niché
confortablement dans sa petite cavité, il
entend la mélodie émanner de lui. De
qui d'autre ? Et c'est sans surprise que, quand il le féconde, il
entend la mélodie jaillir à l'intérieur de lui. Il se sent bien,
et il se sent complet. Un peu
vaporeux, peut-être, il ne comprend pas trop ce qui se passe ni ce
qu'il pense, à vrai dire.
Et
puis, pouf, plus de Rémi. Il est maintenant autre chose, il est tout
nouveau, et surtout, pour la
première fois… il est vivant.
C'est un peu comme la solitude des traits de crayon...
RépondreSupprimerIls sont de plus en plus nombreux sur la feuille de papier, il en vient encore, et encore, et encore.
Mais tant que le trait final n'arrive pas, la feuille reste morte.
Enfin il est là, le dernier, et sur la feuille,
Un dessin prend vie ;-)
Merci pour ce joli commentaire :-)
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